des ghats...encore
Il pourrait y avoir du
bruit mais alors ce serait un tintamarre. L'Inde ne sait pas vivre en
silence. Simplement il s'agit des scansions tambourinantes et
metronimiques de battoirs qui s'abattent sur le linge. Ils tombent de
la hauteur des bras des femmes qui les tiennent et les abaissent, les
tiennent et les abaissent; les abaissent. C'est a tous les coups qu'ils
frappent. Ils se helent dans l'echo de leur cadence, ils se repondent
dans le tempo de leur resonnance. On cherche en vain un chef
d'orchestre pour comprendre ces lavandieres, involontaires
musiciennes aux pognes serrees sur les battoirs qui decochent en
rafales des notes identiques sur une portee univoque, la meme depuis
des siecles.
Leurs savons sont bleus, leurs savons sont blancs. Ils frottent morbleu, ils etrillent en rangs.
Des enfants jouent : ce sont leurs cris qui les identifient parmi les
monceaux de linge. Et leur ombre les suit dans des jeux improvises.
Les hommes sont plus
loin, disperses sur les ghats. Leur lessive se fait a la main ; elle
n'est pas malhabile, simplement plus fragile. Elle se fait en silence,
hesitante, comme timide.
Un vendeur de the passe; il voudrait qu'on offre du the aux saddhous et pour la cela il est meme pret a doubler son prix. Mais en Inde on n'offre rien. A personne. Tout s'achete. On offre seulement aux dieux, on le fait rapidement. Nul besoin de s'attarder. On le fait un point c'est tout. Et on continue son chemin.
Si vous etes riche c'est tout pareil mais a la fin sur le haut des ghats vous retrouvez votre voiture; les pauvres vous ne les aurez pas vus : votre voiture est trop grosse.
Sur les marches vous aussi vous les avez remarquees, les hardes au sol ce sont eux ; ni hommes ni dieux; simplement des gidouilles silencieuses sous les cieux. Ces horipeaux, ces guenilles, ressemblent a des bourgerons de forcats raidis par des annees de crasse.
Ailleurs on celebre un chemin de croix. En Inde on ne celebre pas la misere car alors on passerait son temps a ca.
On
pourrait prendre les chiens pour les emmmener plus loin, surtout
eloigner leurs aboiements. Mais les mettre ou puisquíls sont deja
partout.?
Sous
le pont, pres du deversoir des hommes jouent aux des. Enfin on ne peut
pas en etre certain car ils sont loin, on ne distingue pas bien, il
faudrait se rapprocher, fendre la foule, mais la chaleur....alors a
distance on se demande si un coup de des peut abolir le hasard.
On en voit d'autres arriver. Ils sont un groupe. A les regarder marcher on s'inquiete d'une chute car alors elle serait terrible, leurs pas sont tellement incertains. Ils sont ages, c'est la nouosite de leur genoux qui le dit.
Il y a le monde et il y a eux. Le monde les entoure et pourtant ils sont loin. Ils ignorent le reel parce qu'ils sont dans le vrai. Dans cette alchimie ils oublient la terre et les gens, ils oublient le monde et les vivants. Un oubli sans reve dont rien ne peut les tirer. Sur les marches la foule les protege de sa multitude. Elle est bruyante, ils sont le silence. (Ils pourraient mendier le tumulte qu'ils l'obtiendraient.) Ils avancent mais ils n'appellent pas le nombre a leur aide. La foule est coloree et ce qu'ils voient est diaphane. Elle est kyrielle quand ils ont choisi la solitude. Ils vont bientot descendre les marches. Ils le feront dans la lenteur de leurs annees. Pour l'instant c'est une diversite humaine qui se deplace ; elle glisse sans se perdre dans ses files.
Ces hommes avancent et leurs rangs sont chaotiques. Ils chaloupent et ce sont des calvities qui brillent. Patine ou use, ni stupefait ni contri, pas encore rafistole leur visage a la beaute de leur serenite. A peu pres ce qu'un enfant verrait dans une lanterne magique.
Presque nus ils descendent ; aucun empois, aucune gene, ils sont legers comme de la cendre. Sur les marches rien ou suspendre des regrets, du cafard, de la melancolie. A defaillir d'extase deja ils le pourraient. Ils avancent. C'est une gratitude obscure et fervente qui progresse en saccades dans des marches dorenavant trop hautes a leurs jambes cabossees. Un fredon les accompagne dans leur lente et longue descente tandis que leur ombre oblique et brisee sur les marches se rassemble, se detache. Elle les suit partout puisque c'est une compagne quotidienne. Elle acceptera pourtant un moment d'infidelite, fugace lorsqu'ils s'immergeront. Seulement a cet instant ils se separeront. C'est peu pour toute une vie.
Rien n'aurait pu arreter ces hommes : ils etaient une puissance qui ne connaissait pas sa force. Ils auraient pu etre une prophetie, apres tout ce sont des hommes, ils en ont les moyens. Leur paradis se trouve apres l'ultime marche, margelle divine. C'est la purete de leur ames qu'ils sont venus chercher, un adoubement spirituel qui n'appartient qu'a eux. IIs sont la preuve (ontologique?) d'un illimite silencieux. Leurs dieux sont tout pres dans leur invisibilite. C'est une proximite divine que l'on devine. Aucune theurgie la-dedans.
Tout autour la vie ne
s'arrete pas, elle est osmose comme elle est inequation. Elle continue
dans son quotidien, elle continue dans leur indifference. Sur les ghats
elle a construit une absence : c'est la qu'ils sont desormais. Rien ne
pouvait endiguer ce passage. A demi denudes ils sont deja dans l'eau.
Plus rien ne compte pour eux. Leurs preoccupations sont celestes et
quand ils emergeront le monde n'aura pas change. Ils s'offriront a lui
dans une purete qu'ils ne soupconnaient pas. Les ghats changent les
hommes, ils ne modifient pas le monde. Ils le retrouveront purifies.
Lui trouveront-ils des excuses? Eux simplement auront change et ils
patienteront. L'optimisme est-il dans le destin ou le chaos ? Ensuite
les choses seront ce qu'elles seront.
Au bout du regard
quelques arbres dont les ramures bruissent des souvenirs, des
histoires, des rencontres, des mensonges, des regrets et des projets
: tout ce qui suffit a vous remplir l'ordinaire d'une vie humaine.
Une prosodie parcourt les ghats et le temps n'a plus cours. Ces hommes sont arrives ailleurs. Ils nous attendent.
NB ce texte ne
concerne pas les ghats de Varanasi bien sur il s'agit d'un texte pour
d'autres ghats, d'une autre ville - haridwar- mais vous nous
pardonnerez cet embrouillamini du voyage en ces temps de fournaise....
on a aussi du mal avec l'ordinateur. Le theatre espagnol du 19eme
siecle demandait a ses spectateurs de pardonner les fautes de l'auteur
a la fin de chaque representation. Avec la modestie que requierent ces
miettes, je vous demande donc votre indulgence..